Le Jogo do Bicho : quand la loterie clandestine brésilienne perd sa légende
Article publié le vendredi 28 février 2025
Le Brésil pleure l’une de ses figures les plus controversées. À 95 ans, José Caruzzo Escafura, surnommé affectueusement "Piruinha", s’est éteint fin janvier, emportant avec lui tout un pan de l’histoire populaire brésilienne. Comme nous l’expliquons souvent sur Tirage-Euromillions.net, chaque pays possède ses traditions de jeux uniques, mais peu sont aussi colorées et ancrées dans la culture locale que le fameux "jogo do bicho" brésilien.
Une légende du "jeu de l’animal"
Les funérailles de Piruinha au cimetière d’Inhauma, dans le nord de Rio de Janeiro, ont pris des allures de célébration nationale. Imaginez un peu : mille personnes en larmes, trente couronnes de fleurs, des hommages des plus grandes écoles de samba de la ville, et même une minute de silence observée par le club de football de Botafogo avant un match. Un hommage digne d’un chef d’État pour celui qui fut le plus célèbre et le plus ancien des "bicheiros".
Mais qu’est-ce qu’un "bicheiro", me direz-vous ? Ce terme désigne les patrons du "jogo do bicho", cette loterie clandestine aux allures de tombola qui, bien qu’officiellement illégale, attire chaque jour pas moins de 20 millions de Brésiliens dans quelque 350 000 points de paris disséminés à travers le pays. Une institution nationale, en somme !
Une tradition centenaire en péril
Le "jeu de l’animal" n’est pas né d’hier. Cette loterie populaire a vu le jour en 1892, créée par João Batista Viana Drummond, également connu sous le nom de Barão de Drummond. À l’origine, ce jeu avait un but bien précis : attirer plus de visiteurs au Jardin Zoologique de Vila Isabel, à Rio de Janeiro, et renflouer ses caisses.
Le principe est d’une simplicité enfantine : les joueurs misent sur des animaux, chacun associé à quatre numéros. Le jeu compte 25 animaux au total, du numéro 1 (l’autruche) au numéro 25 (la vache). La beauté du système réside dans son accessibilité : pas besoin de savoir lire ou écrire pour y participer, il suffit de connaître les animaux. Et pour de nombreux Brésiliens superstitieux, un rêve mettant en scène un animal particulier est souvent interprété comme un signe du destin pour aller miser sur la créature en question.
Malgré son interdiction officielle en 1946, le jogo do bicho a prospéré dans l’ombre, devenant une véritable institution culturelle brésilienne, avec ses codes, ses rituels et ses figures charismatiques comme notre regretté Piruinha.
Le numérique change la donne
Mais voilà qu’un nouveau prédateur menace cette tradition centenaire : les jeux d’argent en ligne. Depuis que le gouvernement brésilien a autorisé les paris virtuels en 2018, une véritable frénésie s’est emparée du pays. Des applications comme "Tigrinho" (le "petit tigre"), inspirée d’une machine à sous chinoise, attirent des millions de joueurs avec la promesse de jackpots astronomiques accessibles 24h/24.
L’histoire de Taiza Carine da Costa, vendeuse en prêt-à-porter de 37 ans, illustre parfaitement cette transition. Habituée depuis l’âge de 9 ans à jouer au jogo do bicho, elle s’est récemment laissée séduire par les sirènes du numérique. Résultat : près de 80 000 dollars (environ 77 000 euros) perdus en deux ans. "C’est dur de s’arrêter", confie-t-elle avec une candeur désarmante.
Un empire économique en mutation
Les chiffres donnent le vertige : le marché des jeux d’argent en ligne au Brésil brasse aujourd’hui plus de 23 milliards de dollars par an (22 milliards d’euros), soit dix fois plus que le jogo do bicho traditionnel, selon l’Institut brésilien des jeux d’argent légaux.
L’avantage des applications ? Elles sont disponibles à toute heure, contrairement à la loterie traditionnelle qui se limite à six tirages quotidiens. C’est comme avoir un casino dans sa poche, accessible d’un simple clic.
Une page qui se tourne
Avec la disparition de figures emblématiques comme Piruinha et l’explosion des jeux en ligne, c’est toute une époque qui semble s’effacer progressivement. Les "bicheiros", ces personnages mi-entrepreneurs mi-mafieux qui ont façonné l’histoire sociale et culturelle de Rio, cèdent peu à peu la place aux algorithmes et aux plateformes numériques.
L’histoire du jogo do bicho est aussi celle du Brésil moderne : un mélange fascinant de tradition et d’innovation, de légalité et de clandestinité, de superstition et de pragmatisme. Si la loterie traditionnelle venait à disparaître, c’est un pan entier de la culture populaire brésilienne qui s’éteindrait avec elle.
Mais ne parions pas trop vite sur sa fin. Après tout, le jogo do bicho a survécu à plus d’un siècle d’interdiction et de répression. Qui sait si les animaux porte-bonheur ne trouveront pas le moyen de s’adapter à l’ère numérique, tout en conservant cette touche de magie et de folklore qui fait leur charme inimitable ?
En attendant, les Cariocas continuent de pleurer leur Piruinha, dernier géant d’une époque révolue où les rêves d’animaux pouvaient, parfois, changer une vie.
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